Portrait réalisé par Mr.O.
Les médias sont plus que jamais confrontés à un paradoxe : s’adresser à des citoyens chez qui le besoin de savoir s’accompagne d’un scepticisme grandissant à l’égard de la « vérité ». Entre ce « désir du vrai », légitime et essentiel en démocratie, la propagation des « infox » et un « déni de vérité » qui frise le « complotisme », le journalisme doit veiller à se recentrer sur son exigence d’authenticité.
Dramatique, mais féconde période que cet épisode durable de la Covid-19. À bien des égards, et dans la plupart des domaines de nos vies sociales et intellectuelles, cette crise sanitaire a d’ores et déjà déplacé les lignes et bousculé de nombreuses certitudes. Dans le vaste champ des sciences – puisque un virus (inconnu au départ) et des protocoles de santé sont au cœur des enjeux -, le physicien français Étienne Klein a produit à l’été 2020 un court texte intitulé « Le goût du vrai » (1) qui mérite toute notre attention. Bien que cet essai soit d’abord et avant tout une réflexion sur la portée du concept de « vérité » dans le domaine des sciences, il fournit des clés transposables au monde des médias. Après tout, le journalisme – lorsqu’il est pratiqué dans les règles de l’art – n’est-il pas fondé à revendiquer toute sa place dans la grande famille des sciences humaines et sociales ?
Que nous dit ce spécialiste de la physique des particules et éminent philosophe des sciences ? Notre rapport à la vérité évolue selon les époques, avec une exigence du « vrai » qui, elle aussi, a connu des mutations. Mais une chose est stable : les vérités scientifiques, nous rappelle le physicien, ne sauraient fonctionner selon le registre de la « croyance ». C’est pourtant bien ce qui s’est produit pendant cette crise sanitaire. Un seul exemple : le 5 avril 2020, dans un contexte où aucune étude thérapeutique n’avait encore abouti, le journal Le Parisien publiait les résultats d’un sondage surprenant (2). Sa formulation ? « D’après vous, la Chloroquine est-elle efficace contre le coronavirus ? » ; 59 % des personnes interrogées ont répondu « oui », 20 % « non » et seulement 21% estimaient ne pas savoir… Autrement dit, 80 % des personnes sondées prétendaient savoir ce qu’aucun scientifique (sérieux) de la santé ne savait encore !
Croyance ou savoir ?
« La croyance peut-elle tenir lieu de savoir ? », ce grand classique des sujets de philosophie trouvait ainsi une application exemplaire et, pour tout dire, symptomatique de notre époque. Un grand quotidien national laissait entendre à ses lecteurs que l’avis de monsieur ou madame tout le monde pouvait dire quelque chose sur l’efficacité thérapeutique d’un médicament ! Comme le souligne Étienne Klein, cette démarche « abracadabrantesque » ne fait « qu’embrouiller les choses et troubler les esprits ». Et de citer le célèbre philosophe et économiste écossais David Hume qui, en 1742, écrivait : « Même si le genre humain tout entier concluait de manière définitive que la Terre demeure au repos (…), le Soleil ne bougerait pas d’un pouce de sa place et ces conclusions resteraient fausses et erronées à jamais » (3)…
Non, la croyance n’est pas un savoir. Et pourtant, chacun croit en l’existence des microbes (sans en avoir jamais vu) et tous, nous croyons à notre propre date de naissance (sans l’avoir jamais vérifiée !). Ces paradoxes du rapport entre croyance et savoir sont monnaie courante dans nos vies. Or, en cette période de pandémie et d’incertitudes – y compris scientifiques – cette confusion a fortement influencé le travail des médias. Car de façon plus ou moins consciente, bon nombre de journalistes ont eux-mêmes véhiculé cette ambiguïté entre la « vérité » (traquée et vérifiée) et ce que nous croyons et pensons savoir.
« Je ne suis pas médecin, mais je pense que… »
Comment et pourquoi la pandémie a-t-elle amplifié cette dérive ? Pour Étienne Klein, nous vivons une époque où « la tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et le répandre largement (…) semble gagner en puissance ». Dès mars 2020, dans un autre texte publié au début de la crise du Coronavirus (4), ce même philosophe dénonçait cette prétention à une forme de « compétence universelle ». Relayée dans les médias par des intervenants autoproclamés experts ! Certes, les médias ne sont pas seuls responsables de cette usurpation du savoir. Les scientifiques eux-mêmes, comme les politiques, ont nourri la confusion entre « croyance » et « savoir » et laissé entendre que chacun pouvait avoir un avis. Il était toutefois du devoir des journalistes de ne pas se transformer en caisse de résonance de ces postures et discours.
Dans son second texte « Le goût du vrai », le philosophe va plus loin et identifie quatre biais qui polluent notre rapport à la réalité et conduisent à cette arrogance de la pensée. Primo : la tendance à « accorder davantage de crédit aux thèses qui nous plaisent qu’à celles qui nous déplaisent », travers qui nous conduit à « prendre nos désirs pour des réalités ». Deuzio : notre propension à être sensible à l’argument d’autorité, une sorte d’ « effet gourou » qui nous pousse à tenir pour vrai ce que dit X ou Y ou ce que nous avons lu ou entendu. Tertio, selon la locution d’origine latine « Le cordonnier doit s’arrêter au bord de sa chaussure », la tendance « à parler avec assurance de sujets que l’on ne connaît pas ». Quarto : la confiance que nous accordons à « l’intuition personnelle » et au « bon sens » pour émettre un avis sur des sujets dont la portée est avant tout d’ordre scientifique.
« Besoin du vrai » et « déni du vérité »
Que chacun veuille se faire son avis et se forger une opinion est l’un des ressorts de la démocratie. En aucun cas le « savoir » et l’accès à la connaissance ne doivent être monopolisés par des élites, quelles qu’elles soient (politiques, intellectuelles, scientifiques, etc.). Ce souci de comprendre, assimilable à un « besoin du vrai », est même l’une des caractéristiques de notre temps, grâce en particulier à la place conquise par les réseaux sociaux et à Internet dans la diffusion des savoirs. Toutefois, il est notable de constater que cette aspiration légitime au « vrai » s’accompagne de son contraire : un scepticisme largement partagé sur la possibilité de connaître la « vérité » sur les choses. Avec, derrière cette posture, une méfiance sur les choses non dites ou les motivations cachées. Les diverses théories du complot développées ces dernières années illustrent bien cette tendance.
Dans un ouvrage publié en 2006, et en s’appuyant notamment sur les travaux expérimentaux de deux psychologues américains (David Dunning et Justin Kruger, 1999), le philosophe britannique Bernard Williams a finement décortiqué ce dilemme moderne : un désir de « vrai » de nos concitoyens (savoir et comprendre) devenu au fond indissociable d’une défiance à l’égard de la « véracité » (4). Cette dualité est, à n’en pas douter, au cœur même des avis critiques exprimés à l’égard des médias. Ces derniers sont en effet largement perçus comme des acteurs – voire des vecteurs complices – de ce sentiment dominant de « vérités cachées », alors même que leur rôle devrait être d’aider les citoyens à séparer le bon grain de l’ivraie.
Vérité et authenticité
Armé de ces réflexions, le journalisme a plusieurs responsabilités : tenir compte des croyances des citoyens (lecteurs, auditeurs, spectateurs, internautes) – et des journalistes eux-mêmes ! -, répondre à leur « besoin du vrai » tout en se démarquant de toutes les dérives qui entretiennent le scepticisme ambiant. Pour se faire, la question centrale n’est pas tant la « vérité » que le chemin qui doit y conduire, à savoir le travail sur l’authenticité des faits et commentaires. Le journalisme n’est pas tenu de savoir à tout moment le « vrai », pas plus que tout autre citoyen, d’ailleurs. Y compris les scientifiques qui connaissent bien la relativité d’une théorie. Comme le rappelle Étienne Klein, les « vérités » scientifiques sont condamnées à connaître une durée de vie limitée, avant que d’autres théories ne les infléchissent, par d’autres observations ou interprétations.
Il en va de même pour le journalisme. Produire la vérité, certes, mais pas à chaque instant et seulement comme objectif. Avec la modestie assumée des incertitudes, doutes et questionnements qui président à sa recherche. En revanche, les journalistes sont tenus à une rigueur permanente et inflexible sur l’authenticité de leurs productions et informations. Or bien souvent, notamment durant cette période de pandémie, des médias sont entrés dans l’arène des passions et des débats sur des positions floues, ambiguës, voire trompeuses et opportunistes. Au prétexte de prétendre elles aussi savoir. Savoir avant les autres, savoir plus que les autres, absolument. Mais si le droit de savoir et de comprendre est une revendication citoyenne légitime qui sous-tend la raison d’être du journalisme, nul ne l’oblige à tout savoir, à tout moment. Il revient aux journalistes de rester à la bonne distance entre croyance et véracité des dires et des faits. Y compris en formulant des hypothèses et en opérant des mises en examens rigoureuses. Par exemple, en s’interdisant de publier un sondage sur « l’utilité » supposée d’un médicament controversé, pour enquêter et documenter les clés et arguments – contradictoires -, qui permettront, par étapes, d’approcher d’une « authentique » évaluation d’une molécule et de ses effets.
Article originellement publié sur Juges de l’actu