Portrait réalisé par Mr.O.
En vingt ans, la révolution du numérique a conduit à une « bulle médiatique » dont les dérives ont aussi frappé les médias traditionnels. Pour retrouver sa vraie place et restaurer sa légitimité, le journalisme doit se recentrer sur ses rôles et ses missions et interroger sa véritable « utilité » dans la sphère hypertrophiée de l’information.
Le débat n’est pas nouveau, mais il a resurgi avec acuité à l’occasion de la pandémie du coronavirus. À l’heure du (presque) tout numérique, les flux d’informations produites et brassées par les médias sont-ils à la hauteur des enjeux de notre monde et des attentes des citoyens ? Avant même la pandémie du Covid-19, dans ce que l’on a coutume dorénavant d’appeler « le monde d’avant », la surproduction de l’information – journalistique, mais aussi, plus globalement, sur Internet et les réseaux sociaux – a conduit à la fabrication d’une véritable « bulle médiatique ». Or, comme avec toutes les « bulles », une crise d’ajustement est en marche et des correctifs s’imposent.
L’un des effets majeurs de cette bulle est la perte progressive de repères autour de la notion centrale d’« utilité sociale » de l’information. Le tout nouveau site de l’association « Information pour le monde suivant » [1], aborde frontalement cette question. Sa vocation ? Associer citoyens, journalistes, experts et producteurs d’informations dans une prise de conscience de l’enjeu de l’information et la création d’une signalétique pour identifier des « informations utiles d’intérêt collectif ». Dans leur récente tribune, les fondateurs soulignent : « Alors que l’ère numérique nous a projetés dans la surinformation et l’infodémie, une pandémie est venue accentuer les peurs et les doutes. Sans ajouter au débat sans fin sur “l’après”, ce contexte accentue la force et l’urgence de questions ». Parmi lesquelles : « De quelle information avons-nous vraiment besoin pour construire le monde ? ».
C’est devenu une banalité, mais le rappeler est salutaire : en moins d’un quart de siècle, le quasi-monopole de l’information « journalistique » des médias conventionnels a cédé la place à une hydre mondialisée d’acteurs et de diffuseurs : États, entreprises, institutions, ONG, associations, collectifs, citoyens… Dans cette vaste machinerie libre d’accès, mais aussi largement mercantilisée — jusque dans l’actionnariat même des médias —, le journalisme s’est lui-même perverti, au point d’être contesté, voire tout bonnement menacé. En 2020, quatre Français sur dix disent « se détourner » de l’information traitée par les médias et plus de deux sur trois (71 %) estiment que ces derniers se sont éloignés de leurs « préoccupations » [2]…
Les médias embarqués du « monde d’avant »
Quels sont les leviers de cette bulle médiatique ? Une marchandisation de l’information qui s’accompagne d’une course farouchement concurrentielle vers cette « société du spectacle » théorisée par le philosophe français Guy Debord (1967). Avec les ressorts du XXIème siècle : tyrannie du présent, diktats du « buzz », superficialité des contenus, appauvrissement des modes de traitement, inflation des « infox », etc. L’avènement du tout digital et la généralisation des smartphones sont au cœur de cette mutation. Avec pour conséquence, un abaissement considérable du « ticket » d’entrée dans la sphère du quatrième pouvoir. Nul besoin d’un siège social, de journalistes formés et expérimentés, de mailing d’abonnés, ni même d’un studio d’enregistrement ou d’une imprimerie… Avec un coup minime et une connexion internet, chacun peut s’improviser « journaliste », blogueur, influenceur, expert…Ce saut technologique a très largement contribué à démocratiser l’information, en permettant au citoyen d’être acteur-commentateur, brisant ainsi le cercle longtemps verrouillé des seuls journalistes professionnels. Dans les luttes sociales comme dans le monde de la consommation, dans les pratiques citoyennes comme dans la sphère du divertissement, chacun peut participer, comparer, partager, dénoncer. Fin mai 2020, le profond mouvement de colère sociale aux États-Unis après l’assassinat filmé de George Floyd, doit beaucoup aux réseaux sociaux. Tant d’autres violences de ce type, en Europe comme Outre-Atlantique, ont eu lieu dans l’ombre et le silence…
En outre, la plupart des médias traditionnels de ce « monde d’avant » avaient fini par se rendre globalement complices des divers pouvoirs – politiques (État et territoires), économiques et financiers-, dérive accentuée par leur fragilisation économique. Cette connivence, voire, parfois, cette duplicité, ont clairement stimulé des autonomies citoyennes, illustrées par la montée en puissance des lanceurs d’alerte, perçus comme les nouvelles « sentinelles de la démocratie ». Début 2010, avant même la publication des milliers de câbles diplomatiques américains, le site Wikileaks n’avait-il pas déjà produit trois fois plus de « révélations » que le Washington Post en trente ans ? Face à ce « cinquième pouvoir », pour reprendre l’expression du film éponyme de Bill Condon (2013), les médias conventionnels sont apparus comme des « relais » de pouvoir, laissant à d’autres l’espace de l’indépendance, de la transparence et de la vérité.
Quelle est l’« utilité sociale » des médias ?
Face à cette toile démocratisée et décomplexée de l’information, le journalisme a dû s’adapter. Il lui a fallu digérer la concurrence accrue des autres acteurs de l’information, compenser la fonte du chiffre d’affaires de ses entités économiques, intégrer les mutations technologiques pour finir par entrer lui-même dans l’offre numérique. Certes, cette course a aussi été salutaire. Elle a décloisonné les approches journalistiques (créativité du multimédia) et obligé les journalistes à enrichir les modes de traitement et de restitution de la réalité. Mais elle a aussi attaqué la profession dans ses fondamentaux. Singeant les genres et outils de la profession, une presse « vite fait, bien fait » s’est peu à peu imposée, des chaînes privées de diffusion prospérant sur l’information en continue, le tout banalisant la nouvelle règle d’or de la gratuité de l’information.
Plus fondamentalement, c’est l’utilité même du journalisme qui a peu à peu été dévoyée. Car son « utilité sociale » touche non seulement aux informations produites— les sujets choisis par les rédactions —, mais aussi aux raisons et à la manière de les traiter. Or, sur ces deux axes, la dernière période a nourri confusions et dérives. L’instantanéité et la recherche du « buzz » ont incontestablement nivelé et appauvri la façon dont les médias perçoivent et restituent les vibrations du monde. Alors que des pans entiers de l’actualité sont laissés dans l’angle mort des médias, des sujets tournent en boucle. Tout se passe comme si les journalistes eux-mêmes — leurs responsables, au premier chef ! — n’avaient plus de boussole pour guider leur navire, choisir leur cap et décider des manœuvres ou gréements de leurs embarcations…
La crise de la Covid-19 a été l’acmé de cette tendance lourde. Certes, sous la menace aveugle et collective de la pandémie, lecteurs, auditeurs et internautes attendaient bien des médias qu’ils soient « utiles », en traitant de l’avancée de la crise sanitaire et des politiques publiques. Mais cette vocation informative s’est transformée en boucle infernale, au détriment des autres enjeux de l’événement, sans parler des autres réalités du monde… Pire : la plupart des médias ont aussitôt perdu de leur capacité à contextualiser et décrypter les faits. En France, sur des thèmes essentiels comme la carence en masques, la fragilité des tests, et jusqu’à cette fameuse chloroquine – tantôt dénoncée, tantôt réhabilitée ! —, de très nombreuses rédactions se sont révélées incapables de faire les pas de côté nécessaires pour que chaque citoyen puisse savoir, comparer, juger, critiquer.
Refonder un journalisme « utile ».
En mai 2020, dans une émission radiophonique, l’essayiste italien Giuliano Da Empoli estimait que « certains ont pensé à un retour de l’expertise, d’une réalité unique et de fake news. La crise a simplement accéléré des tendances déjà en cours (…) On n’a jamais rien vécu de comparable d’un point de vue médiatique (…). Les médias sont là pour propager des « épidémies thématiques » [3] ».Valse des avis d’experts, boucles des micros-trottoirs, « questions type » sur le virus, décompte des chiffres… Tel un algorithme infernal, ces quelques outils ont saturé et siphonné l’espace de l’information. Mais le logiciel était juste humain, comme si les journalistes avaient d’eux-mêmes perdu leur propre capacité à arbitrer et à hiérarchiser l’information. Pourtant, la dimension « servicielle » qui a toujours accompagné la profession (annonces légales, infos pratiques) ne reflète en rien l’identité distinctive du journalisme.
À la lumière de cette dernière et cuisante phase d’ « infodémie », la période qui s’ouvre est l’occasion de refonder un journalisme. Comment ? En réaffirmant quatre de ses principales missions : Restituer et raconter la réalité (récit, reportage), la comprendre (décrypter, contextualiser), élargir le champ de notre perception du monde (actualité « décalée » et internationale) et enfin, traquer la vérité (enquête, investigation). Depuis quelques années, divers ouvrages sont parus sur cette réhabilitation nécessaire du métier, comme Nos paroles façonnent le réel, de Patrick Busquet (2020). Dans une émission sur France Culture enregistrée avant la Covid-19 et intitulée « Faut-il réinventer le journalisme ? » [4], deux anciens responsables du journal « Le Monde », Éric Fottorino et Edwy Plenel, se sont prêtés à l’exercice.
Restituer le monde ? « A vouloir tout faire, du papier, du numérique, de la télé, du son, on finit par ne plus rien faire du tout. Nous avons besoin de récit. Nous sommes dans une tyrannie de l’instant. Une info en chasse une autre (…). Peu importe le support, finalement, il faut aller raconter le monde », précisait Éric Fottorino, fondateur de l’hebdomaire généraliste et monothématique « 1 », du magazine de slow journalisme « Zadig » et auteur d’un récent ouvrage sur le sujet (« La presse est un combat de rue », Éd. L’aube, 2020). Ce choix du retour au temps long du récit a longtemps garanti ses lettres de noblesse au journalisme. « Il faut être au rendez-vous du droit de savoir des citoyens. L’information c’est du sens avec du débat d’idées, de l’analyse. La question de la confiance dans le métier de journalisme, c’est qu’il soit au rendez-vous de ce à quoi il sert (…) », estimait pour sa part Edwy Plenel, fondateur de « Mediapart », et auteur de « La valeur de l’information » (Éd. Don Quichotte, 2018).
C’est bien à partir de cette notion de « droit de savoir » du citoyen qu’une forme de journalisme a d’ores et déjà engagé sa refondation. Avec pour boussole une question simple : face à de nombreux autres acteurs (légitimes) de l’information, à quoi sert un journaliste et quelle est sa raison d’être ? Le « droit de savoir » de chaque citoyen exige bien qu’en son nom la transparence et la vérité soit identifiées, traquées et révélées. À l’image du serment de cette justice, indépendante et gardienne des droits, qui enjoint de : « dire la vérité », « rien que la vérité », et, quand c’est possible… toute la vérité.
Article originellement publié sur Juges de l’actu